Il était une fois…
Charles Edouard de Poulignac était un homme riche et puissant. Il avait fondé sa fortune sur une invention révolutionnaire : la Barette Qui Se Ferme Toute Seule.
Avant son invention, les parents devaient se livrer à toute une gymnastique très compliquée pour mettre des barettes à leurs petites filles.
Il fallait rassembler les cheveux d’une main, et de l’autre, ouvrir un petit taquet tout en poussant du doigt une petite serrure. Ce n’était pas pratique du tout ! Les parents passaient des heures, le matin, à essayer de mettre ces fichues barrettes. Il y en avait qui devenaient fous. D’autres qui sautaient par la fenêtre. D’autres qui essayaient différents moyens pour faire tenir les cheveux de leurs petites filles : avec de la colle ou des systèmes compliqués d’aimants et de boussoles. Mais ces efforts les mettaient de mauvaise humeur pour toute la journée. Ils criaient après leurs secrétaires, et disaient des grossièretés au téléphone en fumant le cigare.
Grâce à Charles Edouard de Poulignac, ces drames disparurent complètement. Sa barrette révolutionnaire (disponible en rouge, bleu, vert et jaune) permettait au papa ou à la maman de tenir les cheveux de leur petite fille de la main gauche, tandis que d’un petit geste souple de la main droite, hop ! Ils indiquaient à la barrette l’endroit où elle devait s’installer. Et la barrette se fixait toute seule au bon endroit. Quel progrès pour l’humanité ! Et quelle gloire pour l’inventeur !
Charles Edouard de Poulignac était le dernier enfant d’une famille nombreuse d’aristocrates ruinés. Ses douze frères et sœurs partirent tous dans l’Armée, ou se firent Curés, car il n’y avait plus à la maison d’argent pour leur payer des études. Rien que l’entretien des tapis coûtait une fortune ! Le benjamin, Charles Edouard, était bon en maths. Tout petit, il souffrait de voir sa mère s’exténuer à aspirer elle-même les 463 tapis persans du château avec un vieil aspirateur Hoover. Charles Edouard travaillait tout le temps. Il passait ses soirées à faire ses devoirs. Puis, lorsqu’il avait fini, il faisait des exercices de maths, simplement pour être le meilleur de sa classe. Il fut le premier à tous les classements entre 4 et 18 ans, sauf une fois où il s’était cassé la jambe. Il rentra premier à l’école Polytechnique, qui était la plus grande école d’ingénieurs du pays, on y apprenait toutes les techniques. Il en sortit également le premier, car il avait plus travaillé que tous ses camarades, passant des nuits entières sur ses livres et sur ses cahiers.
Quand le jour se levait, une seule petite fenêtre restait allumée dans l’immeuble : c’était celle de Charles Edouard.
En sortant de Polytechnique, il prit deux jours de vacances pour réfléchir à ce qu’il allait faire dans la vie. Il décida de se consacrer à gagner beaucoup d’argent en faisant une invention originale.
Il rentra donc dans la plus grande entreprise, qui s’appelait Multicon International. Il commença à travailler encore plus dur qu’avant. Il faisait tout ce que son patron lui disait. Il n’avait jamais le temps de sortir. Il perdait ses cheveux, et il avait des pellicules sur les cheveux qui restaient.
Multicon International, qui fabriquait des bouteilles de shampooing, demanda à Charles Edouard de mettre au point un peigne chauffant, pour les skieurs qui veulent se réchauffer les oreilles en se repeignant dans le Télésiège. Charles Edouard se mit à travailler d’arrache pied, et par hasard, alors qu’il essayait de fabriquer un plastique qui sentirait le caramel, il inventa la Barrette Qui Se Ferme Toute Seule.
Réalisant qu’il y avait là un énorme marché, il créa sa propre entreprise pour exploiter son idée. Il interrogea des milliers de mamans pour mettre au point ses publicités, qui passaient à la télévision tous les soirs après les informations. Il devint très célèbre. Comme les mamans trouvaient que c’était une très bonne idée, elle achetaient des tonnes de Barrettes Qui Se Ferment Toutes Seules, que les petites filles perdaient en jouant dans le sable, si bien que les mamans en rachetaient, et ainsi de suite.
Charles Edouard gagna d’énormes montagnes d’argent. Plus il en gagnait et plus il travaillait. Mais plus il travaillait et plus cela lui en faisait gagner. A 40 ans, il était PDG de plus de 1000 sociétés. Il n’en connaissait même plus lui-même le nombre exact. Il passait son temps à faire venir ses 1000 directeurs généraux dans son bureau, et à les réprimander pour qu’ils rapportent plus d’argent.
A 40 ans tout ronds, Charles Edouard de Poulignac fut emporté par un infarctus. Son cœur claqua en plein effort comme le mat d’un voilier. A son enterrement, il y avait des Directeurs Généraux. Il y avait des Généraux. Il y avait des Politiciens. Il y avait des Hommes de l’Ombre. Il y avait des Journalistes. Il y avait des Vedettes de la Télévision. Il y avait des Publicitaires. Il y avait des Evêques et des Cardinaux. Il y avait des Mannequins et des Danseuses, des Rois et des Présidents. Mais pas une seule petite fille.
Car il n’avait jamais pris le temps de remettre une petite barrette dans les cheveux d’une seule petite fille.
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